La vie à Knossos semblait battre à son plein. Les rues étaient animées par les vas-et-viens des habitants. Certains semblaient tentés par les produits exposés par les marchands. Fruits, légumes ou bricoles diverses remplissaient les étalages des marchands qui cherchaient à tout prix à vendre leurs produits à celui ou celle qui osait s'approcher de trop près. D'autres, quant à eux, semblaient savoir ce qu'ils faisaient et où ils allaient. Ce qui était sûr, c'est qu'ils n'étaient pas là pour le marché.
Tout ça, je pouvais le voir de là où j'étais.

Je me trouvais dans une sorte d'esplanade avec d'autres esclaves. Certains avaient la peau noire, d'autres métisses ou blanches. Nous étions une petite poignée, plus exactement dix, et uniquement que des hommes. Lors de mon transfert à Knossos depuis Athènes, mon ancienne ville, nous étions un peu plus d'une soixantaine sur le navire. Beaucoup d'hommes s'y trouvaient mais nous pouvions compter des femmes et des enfants, qui étaient certes moins nombreux.
Depuis que je suis ici, je ne sais pas ce qu'ils sont devenus. Ils ont dû être comme nous transporter à un point de la ville puis exposer aux Hommes les plus offrants du pays.
Cela fait peu de temps que je suis ici, mais ce pays me donne déjà la gerbe. Cette ville pue le vice et la corruption à des lieux. Qu'ils soient athéniens ou crétois, une chose est sûre, un Grec reste un Grec.

Les chaînes aux mains, debout et droit, je me présentais torse nu face aux Crétois. Telle était la position que nous devions prendre pour mieux permettre à nos "futurs maitres" de nous détailler. Comme ces fruits et légumes, nous étions une marchandise.
Quelques personnes s’arrêtèrent devant nous. Certaines recherchaient des hommes forts pour les labours de champs, d'autres recherchaient des esclaves qui avaient eu l'occasion de suivre une éducation; les demandes étaient donc diverses. Nombreuse de ces personnes s’arrêtèrent devant moi, intriguées par les marques que mon corps portait. Elles demandèrent au vendeur d'esclaves si ces tatouages avaient un sens. Bien entendu sa réponse fut toujours la même: "Ses marques n'ont pas de signification réelle. Elles ont été faites car une mode s'est répandue à Athènes. Elles ont tout simplement pour but d'embellir le corps de l'esclave. Avec un esclave comme celui-ci, rien de tel pour se démarquer dans votre entourage" .

En venant ici, je croyais que ma vie serait différente. Encore une fois, je fus bien naïf.

Par-dessus le brouhaha de la civilisation, il m'arrivait d'entendre le chant des oiseaux. Certains m'étaient familiers, preuve que les espèces devaient être similaires autour de la mer Égée. Je sentais la chaleur pesante du soleil, cet astre qui illumine chaque jour la vie des mortels. Aujourd'hui, contrairement aux autres jours, l'ambiance était lourde et suffocante, sans doute à cause de la foule qui s’amassait dans cette partie de la rue et de la chaleur de l'air qui indiquait que nous étions déjà dans une période bien avancée du printemps.
La journée venait de commencer mais je savais pertinemment qu'elle allait être longue et dure.

La voix du vendeur d'esclaves se fit brusquement entendre annonçant par la même occasion un nom et un chiffre. Je regardais dans sa direction. Un esclave noir, sans doute originaire des pays du Sud, venait d'être vendu à un homme. Je ne pus apprendre à connaître cet esclave. Toutefois, je n’eus pas besoin pour voir dans ses yeux la soumission et la peur qui le rongeait. Son corps était recouvert de cicatrices, ce qui dévoilait une partie de son passé. Cette partie la plus sombre et la plus humiliante qu'un Homme puisse vivre: le moment où l'on se fait battre, enfin, je dirais plutôt, saigner comme un animal.
Face à cette scène, je fermais les yeux, soupirant par la même occasion. Sur qui vais-je tomber ? Sur une personne tout aussi tordue que mes anciens maîtres athéniens ? Ou sur une personnalité aimable, reconnaissable, respectueuse et dont la gentillesse et la bonté n'ont pas d'égal ?
Rien qu'à cette pensée, je me souriais bêtement à moi-même. Après treize années de servitude, je m'étonnais toujours à penser aussi naïvement.

Afin de ne pas revoir cette séquence se reproduire de multiples fois, je décidai de plonger mon regard dans la foule. Mon corps était là mais mon esprit était ailleurs. Je me concentrais sur le chant des oiseaux qui semblait être la seule chose qui pouvait m'emmener loin de ce cauchemar. Ces derniers m'emmenèrent dans mes souvenirs les plus enfouis, à ces moments où j'étais encore libre, jeune, insouciant et découvrant le monde. Des flashs me vinrent et je pouvais revoir ma région natale avec ses paysages où montagnes, lacs et rivières se mêlèrent afin de donner naissance à un lieu habitable et paisible...
C'est ainsi que j'observai la foule; le regard vide et l'esprit nostalgique, jusqu'à ce qu'une femme, positionnée en face de moi, interpella ma conscience.

Elle était jeune. Je ne pourrais lui donner un âge précis mais elle ne devait pas dépasser la trentaine. Le soleil qui éclairait son visage fit ressortir la couleur de ses yeux. Son visage était fin, son regard tendre et elle semblait être sûre d'elle tout en étant à la fois délicate. Il fallait bien que je l'admette, elle était vraiment belle. À la vue de cette femme, je me doutais qu'elle faisait partie des élites de cette cité et non qu'elle était une simple citoyenne qui travaillait jour et nuit pour pouvoir vivre. Ces habits colorés et propres, ces bijoux de couleur or et sa peau légèrement pâle confirmaient bien ce que je pensais.
Cependant, et contrairement à toutes les autres femmes de la même catégorie, elle ne m'aspirait pas au mépris. Une certaine délicatesse et compassion semblaient émaner de son regard, chose que je n'ai pas vu depuis que je suis présenté en tant que vulgaire marchandise.

En me questionnant sur qui elle était, je la regardais droit dans les yeux, affrontant ainsi son regard. Placide, je m'attendais à toutes éventuelles remarques désobligeantes.

Debout, droit, les mains chainées positionnées le long de mon corps et le regard toujours plongé dans cet océan d'émotion, je me retrouvai soudainement dans une ironique situation. La jeune femme demanda mon nom. Fronçant les sourcils, l'étonnement pouvait se lire avec grande facilité sur mon visage. Sa voix n'était qu'un murmure mais de là où j'étais, je pouvais l'entendre. À cet instant, tout se bouscula dans ma tête. Ma conscience était partagée entre curiosité et méfiance.

Si la méfiance et la curiosité pouvaient être personnifiées, ma tête serait un amphithéâtre où ces deux sentiments se mettraient en scène pour savoir qui l'emporterait. Une parfaite comédie. Mais à l'heure actuelle, rien n'était comique.
Ma première intuition fut de ne pas lui répondre. Après tout, si elle était intéressée et curieuse d'en apprendre davantage sur ma personne, elle n'avait qu'à faire ce que tout le monde fait c'est-à-dire aller voir le vendeur d'esclaves. D'autant plus que nous, les esclaves, nous ne sommes pas autorisés à prendre la parole lors de la "vente", excepter lorsque le vendeur nous le demande. En enfreignant cette règle, nous nous exposions à une sévère correction qui nous serait donnée une fois de retour en cage.
Mais encore une fois, ce fut la curiosité qui l'emporta.

- Nafis, répondais-je rapidement et sur le même timbre de voix.

Mes yeux se portèrent, aussitôt, vers le ciel.
Ne pas répondre à cette femme était trop difficile et elle me suscitait une grande curiosité. Pourquoi son regard est aussi doux et rempli de compassion ? Pourquoi m'adresse-t-elle la parole ? Et qu'est-ce qu'est cette sensation de bienveillance qui émane d'elle ?
Je me mordis la lèvre inférieure, fermai les yeux et je priai les dieux. Si vous, Dieux de l'Olympe, vous existez vraiment... Je vous en supplie faites-en sorte qu'à l'avenir, aucune femme semblable soit amenée devant moi.
Reposant mon regard sur cette douce et délicate créature, je me questionnai sur ce qui allait se suivre.

Ma vie en Crète venait tout juste de commencer mais voilà, déjà, que j'enfreins les règles de ce bas-monde.